France Loisirs

CHESSEX Jacques – Pardon mère

Réf: rf-fljcpm
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Description

Extrait 1

   Ma mère est née dans la ferme de sa grand-mère maternelle, à Vallorbe, le 9 mai 1910. Il était un peu plus de midi, les cloches sonnaient depuis la fin de la matinée une tempête de neige secouait la contrée et la montagne avoisinante. Toute sa vie ma mère a raconté ces cloches, cette neige, sa mère et sa grand-mère lui avaient donné les détails de cette journée, la sagefemme avait du retard à cause de la neige, on avait pu craindre le pire.

   Lucienne Valloton, fille d’Alexandre et de Thérèse, née Jaillet. Cadette de deux sœurs et d’un frère, mon parrain Ernest-François. A la naissance de ma mère, son père tient le Bazar de Vallorbe, qui s’agrandit et se nommera désormais A la ville de Paris.

   C’est peut-être d’entendre ma mère raconter ces événements que m’est venue ma curiosité de la neige, que j’associe toujours à elle, à son enfance, au vol de flocons qui tourbillonnent à la fenêtre de la chambre où elle naît. Premier cri de ma mère sortant de sa mère devant la blancheur, le vertige blanc, les flocons en corolles des cerisiers, le moulin venteux et cotonneux qui brille, qui éclaire aux premiers bruits et cris du petit être entouré de femmes, enfant de la neige, du vent, du son des cloches sur la petite ville printanière, enneigée, assommée sous la pente du Jura et la tempête hors de saison.

   Curiosité, passion, tendresse, désir de la neige, temps de l’enfance, légende maternelle, récit exact, je remonte le temps, lumineuse spirale, couches de vapeur qui éclairent un monde où je ne serai jamais qu’un rôdeur éperdu de retrouver sans cesse le visage de sa mère comme Jonas celui de Dieu partout présent où il s’égare où se cache. Naissance et premières années de ma mère. Son corps d’enfant. Ses yeux d’avant. Mais de quel temps, de quel avant, sinon de ce qu’elle est, devient, découvre, avant de me porter en elle ? Je remonte et déroule un temps auquel je n’appartiens pas. Celui de ma mère avant moi. Lumière et neige. Tourbillons de neige en spirale devant la fenêtre paysanne que je ne connaîtrai pas. Le temps de ma mère sans moi comme aujourd’hui je vis le temps sans elle. Le temps arrêté et inutile de n’avoir pas servi, avant l’issue de sa mort, à ce que je m’ouvre enfin à elle de ma souffrance à la faire souffrir.

   Des Vallotton, notables et responsables de Vallorbe depuis des siècles, ma mère a la ténacité, la dignité, la pudeur, l’intelligence pratique, le goût viscéral de la terre et de la matière. Les Grandes Forges de Vallorbe ont été longtemps dévolues aux Vallotton. Mon grand-oncle Adrien, le frère d’Alexandre, a été le dernier patron de ces forges. Le travail du fer. On l’appelait le Grand Chaînier.   

 

Extrait 2

   Ma mère et moi chez Marcel Arland… Mais non. En été 1966, je passe quelques semaines chez les Arland, à Brinville, je suis souvent seul avec Janine et Marcel, le couple se dispute, Arland fait des scènes, menace de se suicider, un après-midi il prétend sauter de la fenêtre de sa chambre. Outre les conversations que nous avons le matin, dans les allées de gravier où Marcel me parle de la nouvelle, de ses récits, et des difficultés croissantes qu’il a déjouer, à la NRF, les ruses et les tactiques de Paulhan, je comprends bientôt que son humeur sombre est due en grande partie au remords qu’il a de sa conduite à l’égard de sa mère, âgée de plus de plus de quatre-vingt-dix ans et qui vit seule à Langres, assez difficilement, sans qu’il aille jamais la voir. Veuve depuis 1903, Marcel avait quatre ans, abandonnée à sa solitude par un fils qui ne s’occupe que de ses livres, de sa revue, de son ivrognerie et de sa carrière, quand elle mériterait une vieillesse choyée. Arland craint que sa mère, et plus encore de souffrir de sa propre ingratitude à son endroit. Toute sa vie, devant la vie de sa mère, il s’est accablé de son veuvage, de sa fragilité, des sacrifices qu’elle a faits pour les élever, son frère et lui, maintenant la vieille femme est malade, peut-être mourante, et Marcel s’accuse de passer l’été à raturer, à s’épancher auprès d’amis jeunes, à s’ivrogner, à refuser d’atteindre sa mère par téléphone en sachant qu’il ne supportera pas sa vieille voix, ni ses questions, ni de lui parler à prudente distance, lâchement, et si chichement, plutôt que d’aller l’embrasser dans la solitude qu’il sait trop.

   Un matin qu’il a enfin appelé trois fois à Langres, d’abord sa mère n’a pas répondu, ensuite la communication a été interrompue, un malaise, croit Arland sans aucun doute une attaque, maintenant la mort. Affolé il rappelle, pour s’entendre dire qu’on les attend, lui et la mort, depuis trop longtemps.

   Je regarde cet homme souffrir d’aimer sa mère et se torturer du remords, toute sa vie, de lui avoir manqué.

   Au même instant je me regarde souffrir de la même faute.

   Si ma mère pouvait savoir, me dis-je tout le temps que je reste chez Marcel Arland, qu’il ne se passe pas une minute que je ne pense à elle, à changer de conduite avec elle, à lui manifester mon amour au lieu de la défier et contredire. Enfin à l’entourer et dès maintenant à la choyer.      

 

Descriptif

Editions France Loisirs année 2012 ISBN 9782298058253, bon état général, couverture souple, tranche et dos un peu passés et marqués, intérieur frais, livre d’occasion broché grand format de 12,8x20,2 cm, 224 pages   

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