Le Seuil

VITOUX Frédéric – Fin de saison au Palazzo Pedrotti

Réf: rf-sfc53
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Description

Extrait 1

   Vers la fin de la matinée, nous avions fait quelques pas, Henriette et moi, dans le jardin. Tournant le dos au palazzo dont la belle façade en crépi blanc réverbérait si intensément le soleil qu’elle nous aveuglait (impossible de distinguer la moindre colonnade ; le balcon de fer forgé flambait au-dessus du portique, et les volets de bois, seules tâches sombres à flotter sur les murs, barricadaient chaque pièce ; la villa s’embrasait mais tenait encore ; l’été, elle vivait en état de siège comme l’hiver en état d’abandon), nous nous étions enfoncés dans le jardin potager et le verger, à la recherche illusoire d’un peu de fraîcheur sous l’ombre des orangers et des citronniers. J’apercevais des bulbes rouges, des filaments verts, des hautes tiges blanchâtres, des mappemondes jaunes orangés noyées sous des feuilles larges comme des nénuphars. Henriette me disait : des tomates, des haricots verts, de l’ail, des potirons. Je l’approuvais, pour les potirons surtout. Il allait être midi, le gravier brûlait, l’ombre se recroquevillait sous les arbres. Derrière nous, les statues de Diane et d’Endymion semblaient chauffées à blanc. Endymion levait pourtant sa main à hauteur de la bouche, comme pour en faire un porte-voix, Diane se tournait vers lui dans la même attitude de surprise délicieuse, ils ne bougeaient pas, à peine palpitaient-ils d’une émotion fragile, avec la réverbération de la chaleur. Ils demeuraient là tous les deux, « in dolce conversare »… Nous, nous ne pouvions plus résister, il fallait battre en retraite, retrouver l’ombre du palazzo.

   Giuseppe nous attendait au grand salon, il venait de se lever, son visage était encore marbré de plaques rouges. Ses cheveux bruns ramenés comme un casque sur le devant du crâne pour masquer une calvitie précoce (pas si précoce à vrai dire, Giuseppe avait déjà quarante ans) luisaient de gomina. Il avait la brusquerie des personnes mal réveillées, à peine sorties comme des automates de leurs cabinets de toilette, mais c’était tout au long du jour que Giuseppe se déplaçait comme un automate, réagissait par à-coups, brèves impulsions mécaniques que lui dictaient aussi bien sa distraction, sa peur ou sa timidité… Il nous prit chacun par un bras et nous entraîna donc vers le mur du fond, ce matin-là, le premier matin de notre séjour, à droite de la cheminée. Là, sur un présentoir de velours encadré d’une baguette d’acajou, étaient suspendus une demi-douzaine de médaillons. Il en décrocha un et le tendit à Henriette.

 

Extrait 2

   - Je suis sûre qu’il boude, je n’aurai jamais dû lui dire que son ossuaire n’était pas de très bon goût.

   Elle observait une guêpe qui se noyait au fond de son verre, et elle jeta le Martini qui restait.

   Une ombre se devina derrière les rideaux de macramé de la salle à manger : celle de Maddalena venue s’assurer que Giuseppe nous avait rejoints. Mais non, Giuseppe ne nous avait pas rejoints, et l’ombre de Maddalena disparut, et à la cuisine on allait encore tenir les plats au chaud.

   - Et du reste, c’était vrai, ce n’était pas de très bon goût, ajouta Lisa.

   On vit le jardinier revenir à pas lents vers une cahute derrière le potager, où il entreposait ses outils et déjeunait. La chouette hulula, Metastsio grogna puis se tut. Henriette m’avait pris la main. Lisa examinait le fond de son verre, aucun souffle d’air n’animait les tilleuls, les tulipiers et les cèdres du petit bois. Le palazzo s’endormait, personne ne semblait plus l’habiter. Qui aurait pu survivre dans cette demeure brûlée par le soleil et l’acide de la mémoire ?

   A une heure et quart enfin, Giuseppe le somnambule, le survivant, incertain dans sa démarche, clignant des yeux, se passant la main dans ses cheveux, Giuseppe au visage marbré (il se coupait parfois en se rasant, quand il pensait, et Giuseppe ce matin-là pensait d’évidence à tout autre chose), Giuseppe le rossinien, l’amant rêveur voulait pas d’apéritif, il ne voulait rien sinon parler, il ne voyait pas les guêpes, il ne voyait pas devant lui une belle exploratrice kaki, il s’assit dans un fauteuil de jardin, allongea ses jambes loin devant lui, sa tête bascula en arrière, il fixait le ciel, il fermait les yeux, il contemplait un point aveugle, un matin d’hiver de 1813, à Venise, et il nous raconta…

   D’abord il avait téléphoné à Pesaro mais le directeur du Centre d’études rossiniennes passait ses vacances à Portofino. Il avait appelé Portofino, puis le président de la Fondation Rossini avait à son tour appelé Giuseppe, la boucle était bouclée – et Lisa réprima un bâillement. Ces titres virevoltaient autour d’elle comme les oiseaux tout à l’heure auprès de Signor Bruschino, insaisissables, étrangers, narquois, et elle préférait les ignorer avec superbe. Elle bâilla donc mais rien n’aurait pu tempérer l’exaltation de Giuseppe. Lisa l’exploratrice bâillait trop loin de lui.

 

Descriptif

Editions Le Seuil Fiction & Cie 53 année 1983 ISBN 2020063611, état général correct, couverture souple, tranche et dos moyennement passés et marqués, intérieur passés, livre d’occasion broché grand format de 13,8x20,6 cm, 190 pages   

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