Folio

BOBIN Christian – La folle allure

Réf: rf-f2959
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Description

Extrait 1

   Avant de voir son visage, je sens son parfum. Avant de sentir son parfum, j’entends le bruit de ses pas sur le gravier. Des bruits de grande dame, talons aiguilles, démarche assurée, nerveuse, tip tap, tip tap. Et puis, le silence, une odeur de violettes et de tabac blond, un visage qui se penche sur le mien et une voix rauque avec quelque chose de souriant à l’intérieur : qu’est-ce que tu fais-là, petite ?

   Là, c’est à huit ou quinze kilomètres d’Arles. Mon loup repose en amont de ce village. Peut-être en aval. J’ai marché des heures sans retrouver la décharge aux coquelicots. Je suis partie le soir, après la représentation. J’ai dit à ma mère que, pour cette première nuit après la mort du loup, je préférais dormir chez l’écuyère. Je suis sortie de la roulotte en pyjama – un pyjama neuf puisque l’ancien était sous terre. J’ai embrassé mes parents, descendu les deux marches, refermé la porte lentement pour ne pas réveiller les jumeaux. J’ai fait mine d’aller chez l’écuyère. Personne ne me regardait. Ils étaient tous au lit ou devant la télévision. Je me suis assise derrière la cage des lions et j’ai attendu une heure, deux heures. Pleine nuit. Les lions dormaient quand j’ai pris la route, en chaussons et pyjama. Le cirque s’était installé en périphérie d’Arles, au bout d’un kilomètre j’étais dans la campagne. L’affaire serait réglée en une demi-heure ; le temps de dire un dernier au revoir à mon loup et de déposer sur sa tombe une montagne de fleurs et de fruits.

   Je n’ai pu, à cause du ciel noir comme cendre, cueillir que des fleurs de fossé, moins éclatantes que celles espérées. Quant aux fruits je les volais dans les jardins le long de la route provoquant à chaque fois un concept d’aboiements.

   Les morts sont de grands voyageurs. Ils ont besoin de nourriture. Mon loup, je ne voulais pas qu’il mange seulement des coquelicots. Tout ce qui pouvait fleurir sur mon chemin lui redonnerait des forces.

   La fatigue est venue par les bras. Mon offrande devenait de plus en plus lourde. A l’entrée du village, les pissenlits, les pêches et les marguerites pesaient du plomb. J’ai décidé une pause, escaladé une haie, je me suis allongée sur le banc de pierre, après un coup d’œil sur la maison : volets clos, pas de chiens, je pourrais sans inquiétude dormir un peu. C’est là qu’elle m’a trouvée.

 

Extrait 2

   Quand il est au début de son travail, je le vois de loin, je cours vers lui en agitant bien haut le livret où sont consignées mes notes, avec l’écriture de chaque professeur. Des chiffres et des mots qui lui parlent de sa fille comme d’une étoile promise aux plus hautes destinées, une comète dans le ciel gris du savoir. Parfois je ne le trouve pas. Je reviens à la maison demander à ma mère s’il est bien là-bas et devant sa réponse positive, je retourne et marche plus lentement jusqu’à le découvrir, englouti dans une tombe qu’il creuse de ses bras puissants, jetant des pelletées de terre toutes les dix secondes jusqu’au ciel. Quand il me voit il s’interrompt, enfonce sa pelle dans la terre luisante, allume une cigarette et me dit : je t’écoute, petite – et j’annonce les notes récoltées ce trimestre en latin, en anglais, en français. Que des notes brillantes comme des pierres précieuses, des quinze, seize, dix-sept sur vingt. Les commentaires des professeurs sont enthousiastes. Deux points faibles, deux ombres fines : en mathématiques et en sciences naturelles. Ce sont les deux seules notes qu’il relève, les deux seules sur lesquelles il me fait une remarque. Puis, sans un sourire, il empoigne sa pelle et creuse, creuse et jette, jette et creuse. C’est l’effet que me font ses paroles sans miséricordes ; elles creusent dans mon âme et elles en extraient chaque fois, chaque fin de trimestre, un peu de bonne terre, un peu de joie. Ce trou-là, on dirait qu’il est sans fond.

   Les larmes qui viennent dans mes yeux, il ne les voit pas, je ne lui fais pas cet honneur, je les ravale et les laisse aller dans la cuisine où ma mère m’attend. Elle m’entoure de ses bras, me presse contre ses seins comme la petite fille que je ne suis plus. J’aimais mieux les consolations d’avant, quand elle portait ses longs cheveux : dans ce geste pour me serrer contre elle, ses cheveux ruisselaient sur mon visage comme une eau douce.

   Plus tard je saurai – mais je sais déjà : mon père est atteint d’une maladie grave. Il y plusieurs maladies dans la vie. Ma mère, par exemple, c’est la maladie de ne rien prendre au sérieux. C’est une maladie bénigne, qui n’atteint aucune fonction vitale. Mon père lui, c’est une maladie incurable, celle de la perfection. Tout doit être fait au mieux et le mieux ce n’est jamais ça, jamais, jamais. C’est un mal éprouvant pour l’entourage. Au bout d’une année j’ai compris, je ne me précipite plus vers lui, je laisse traîner mon carnet sur le buffet et je n’écoute plus ses commentaires, c’est impossible d’écouter ce qu’on sait à l’avance. Je rejoins le camp de ma mère : devant tant d’aveuglement, j’éclate de rire.  

 

Descriptif

Editions Folio 2959 de 1998 ISBN 2070402029, Bon état général, couverture souple, tranche et dos en bon état, intérieur assez frais, livre d’occasion broché format poche de 11x17,8 cm, 178 pages   

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