Extrait

1/   Devant la porte du 18, des femmes en cheveux et combinaisons douteuses fumaient des cigarettes. Il y en avait de trop jeunes et des si vieilles. Certaines étaient édentées. Le petit paysan se faufila entre elles en s’excusant : « Pardon, mesdames. » A l’entresol se trouvait une réception à droite. Une femme apparut à gauche s’essuyant les mains à un torchon sale. Derrière elle, des harengs grésillaient sur un fourneau en terre.

   - Alors gamin, on veut perdre son pucelage ? Tu t’y prends de bonne heure. T’as vu les filles en bas, qu’est-ce qui te ferais plaisir ? La Rouquine, Poil aux pattes, Nini la vache, La Désossée, Pot à tabac, La Môme, Goutte de sperme, La sardine, La Merdeuse, Chie par force, Trompe la mort ou Gueule d’empeigne ? C’est cinquante centimes.

   - Je cherche Monsieur Verlaine.

   - C’est pareil, cinquante centimes.

   - On paie pour le voir ? s’étonna le petit paysan.

   - Ben, dame, t’es un marrant, gamin ! Comment tu crois qu’ils font, les autres quand ils viennent se vider ici ? Alors, Verlaine… On ne le réclame jamais lui. T’es sûr que tu ne préférerais pas Nini la vache ?

   - Non merci, madame.

   - Bon alors, Verlaine… chambre 36, troisième étage au fond du couloir.

   Puis elle lui tendit un chandelier allumé : « Tiens prends ça, sinon t’y verras rien. »

2/   - Vous êtes libre.

   - Si vous croyez que je vous ai attendu pour le savoir ! toussa le poète, quittant la cellule et râlant d’autant plus qu’il avait perdu son chausson.

   « Allez, dehors ! Petit bonhomme… » Les bandelettes de sa jambe gauche se déroulant sur le trottoir, il était sans le sou, assoiffé et décontenancé :

   - Quelle scie ! Je ne sais où aller.

   Un peu plus loin, adossé à un mur, clope fumante aux lèvres, regard louche sous son chapeau melon, Lacan observait le poète devant le commissariat de la place du Panthéon. Et il lui revint en tête ce qu’il avait, tout à l’heure, entendu crier depuis la fenêtre d’Eugénie : » Tu m’as volé de trois cents francs ! trois cents francs !... »

   Inutile de dire que Lacan était un poil agacé de ne pas avoir pu prélever sa part de ce pactole venu d’où d’ailleurs ? Il s’était fait doubler comme un blaireau par une ancienne Nini-patte-en-l’air et ça aussi, ça les lui hachait menu menu. Il avait l’intention qu’on lui rende des comptes. Autre chose qui avait déplu au maquereau, c’est qu’on hurle à la cantonade ce que monsieur Paul pouvait parfois gagner. D’ailleurs, quelqu’un dans la rue s’en était étonné : « Ah bon, il peut toucher tout ça ? Eh bien, quand on le voit on ne dirait pas… » Et si se savait ? Lacan craignait de se faire voler son poète par d’autres souteneurs. S’ils apprenaient qu’une seule marmite comme Verlaine pouvait rapporter autant que tout un bordel ! Il préféra le suivre, dès sa sortie du commissariat, pour le protéger des mauvaises fréquentations…

3/   Résumé

   Alcoolique phénoménal, amant frénétique et désordonné, bigame maltraité par ses deux compagnes, Paul Verlaine oscilla jusqu’au tombeau entre l’ignoble et le sublime. C’est à la toute fin de sa vie, au moment de la pire déchéance morale et matérielle, au moment où les gloires de l’époque l’accablaient de leur mépris, qu’une soudaine vague de sympathie naquit en sa faveur parmi les étudiants et la jeunesse du Quartier Latin. En quelques semaines, il devint leur idole.

   Fol amoureux de ce personnage magnifique et terrifiant, Jean Teulé a choisi de raconter cette période extravagante à travers le regard du jeune Henri-Albert Cornuty – un adolescent de Béziers qui monta à pied à Paris dans le seul but de rencontrer Verlaine…

Descriptif

Editions Pocket 12827 année 2007 ISBN 9782266157308, Bon Etat général, couverture souple, tranche et dos un peu passés et marqués, pages moyennement jaunies, tranches des pages un peu salies, livre d’occasion broché format poche de 11x17,8 cm, 352 pages